Mais qu'avait donc fumé la députée ?
Marie-Françoise Bechtel, députée MRC de l'Aisne était l'invitée du "Magazine la santé" pour discuter d'une possible reconnaissance du burn-out comme maladie professionnelle. A l'issue de l'échange, Michel Cymes l'interroge sur le rétropédalage du gouvernement concernant la hausse du prix du tabac. La députée confie bientôt au présentateur que "la causalité entre la mortalité et le tabac, personnellement, [l]'a toujours laissée un petit peu sceptique".
Un argumentaire fumeux
Le présentateur du Magazine de la santé demandait à la députée de l'Aisne "[son] avis sur ces députés qui ont déposé des amendements et qui ont fini par faire geler la hausse du prix du tabac ?" (voir encadré)
Réponse alambiquée de Marie-Françoise Bechtel : "Je vais vous dire quelque chose de très politiquement incorrect. Personnellement, j'ai toujours eu certains doutes quand j'entends qu'une vraie politique publique, la politique anti-tabagique bien entendue, dont nul ne conteste l'opportunité – qu'une grande politique publique s'appuie parfois sur un certain nombre de données qui ne me semblent pas faciles… à avérer, si vous me passez l'expression."
Marina Carrère d'Encausse, croyant que la députée interroge l'efficacité des mesures financières sur la baisse de consommation de cigarettes, l'invite à préciser : "Sur l'augmentation du prix du tabac ?"
Réponse proprement effarante de la députée : "Non, mais la causalité entre la mortalité et le tabac, personnellement, m'a toujours laissée un petit peu sceptique, je vous le dit franchement."
C'est-à-dire ?
Michel Cymes ne peut que la relancer : "C'est-à-dire ?" Marie-Françoise Bechtel développe son raisonnement : "Mais, beaucoup de choses interviennent dans la mortalité, enfin dans la mort, ou dans le décès de quelqu'un. Alors on vient de privilégier le tabac…"
Marina Carrère d'Encausse l'interrompt : "Mais enfin, les cancers du poumon sont quand même pour beaucoup, majoritairement, liés au tabac…"
"Oui, bien sûr", concède Marie-Françoise Bechtel, "certainement, même. Mais on compte beaucoup d'autres choses, me semble-t-il, beaucoup d'autres données, qui interfèrent entre elles. Une vie, c'est quelque chose qui – il me semble, je ne suis pas médecin – il me semble que c'est un ensemble de données qui en privilégient une parce qu'on a une certaine politique, une certaine ligne, on risque de rater un certain nombre de problèmes."
Michel Cymes rebondit sur "l'appel à l'ignorance" (je ne suis pas médecin !) de son interlocutrice :
"Alors juste pour vous dire, nous qui sommes médecins et qui lisons les études scientifiques, toutes les études scientifiques prouvent que le tabac a une action non seulement sur les poumons, sur le cancer du poumon, mais aussi sur les maladies cardiovasculaires, qui sont responsables de quand même beaucoup de morts…"
Isoler les facteurs de risque, mission impossible ?
"J'entends bien cela", continue la députée, "mais il y a aussi dans la société beaucoup de choses qui sont causes de beaucoup de choses…"
Marina Carrère d'Encausse : "Oui mais on lutte contre la consommation de produits alcoolisés, on lutte contre différents facteurs…"
"C'est certain", concède Marie-Françoise Bechtel. "Mais… Il y a quand même dans le tabac un effet évasion et j'entendais l'autre jour – je crois que c'était le directeur de l'Inserm, il y a de longues années – qui disait « mais, la vie est angoissante il est normal qu'il y ait un comportement de fuite ». Ce qu'il ne faut pas, c'est qu'un comportement de fuite devienne un immense problème de santé publique, j'en conviens. Mais qu'on ait une attitude un peu… caporalisante… vis à vis de cette question…"
La présentatrice observe que l'"on n'interdit pas l'usage du tabac", mais que l'"on essaie d'éviter que les jeunes commencent à fumer."
"Il y a une mentalité d'ensemble…", débute la députée entre les deux phrases. Sur l'argument de la sensibilisation des jeunes, elle conclut : "Et malheureusement c'est un échec, il faut se demander pourquoi."
"Vous avez voté quoi, sur ces amendements ?" demande Michel Cymes. "Je n'étais pas là ce jour là", conclut la députée de l'Aisne.
Soixante ans de preuves accumulées
La rédaction d'Allodocteurs.fr se joint aux présentateurs de l'émission pour apprendre à l'élue que le caractère cancérogène du tabac est avéré depuis 60 ans. Depuis lors, les études épidémiologiques n'ont cessé de préciser les chiffres, ou d'identifier de nouvelles maladies dont le risque d'apparition est très significativement augmenté par le tabagisme. Parallèlement, soixante années de recherches n'ont cessé de révéler, d'analyser et de préciser les mécanismes par lesquels ces maladies sont directement provoquées par les molécules inhalées par les fumeurs.
L'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) estime que le tabagisme est la cause directe de plus de 5,4 millions de décès chaque année dans le monde (plus de 60.000 en France).
Contrairement à ce que semble penser la députée, les études épidémiologiques sont conçues pour isoler les différents facteurs environnementaux étudiés. Les chercheurs n'ignorent pas que "beaucoup [de données] interfèrent entre elles". En prenant en compte de très nombreux aspects de la vie des individus qu'elles comparent (âge, catégorie socio-professionnel, lieu de vie, prédispositions génétiques), elles aboutissent à des conclusions nettes(1). Par exemple, le fait d'être fumeur est associé un risque au moins multiplié par cinq de développer un cancer de la bouche. Les risques de cancer du pancréas, du rein, sont - au bas mot - doublés. On pourrait continuer pour les cancers du sein, de l'estomac ou de la vessie… Le risque d'infarctus du myocarde est, pour sa part, triplé.
Si la causalité entre la mortalité et le tabac a "toujours laissé un petit peu sceptique" Marie-Françoise Bechtel, c'est qu'elle n'a pas pris la peine de jeter un coup d'œil à plus d'un demi-siècle de preuves formelles, accumulées patiemment par des milliers de chercheurs indépendants de par le monde, sur cette question.
Quant à celle des effets de la hausse du prix du tabac sur la consommation, nous renvoyons l'élue (et ses confrères) aux méta-analyses les plus récentes, dont les conclusions sont sans appel : "les augmentations significatives des taxes sur le tabac constituent une stratégie très efficace de lutte contre le tabagisme et conduisent à des améliorations significatives dans la santé publique. L'impact positif sur la santé est encore plus grand quand une partie des recettes générées par la hausse des taxes sur le tabac sont utilisées pour soutenir la lutte antitabac [et/ou des actions sanitaires]."
S'exprimant publiquement sur une question de santé publique majeur, la députée semble ne pas avoir sollicité le moindre avis d'un membre de la communauté scientifique ou médicale. Surprenant.
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(1) L'étude qui a jeté le feu au poudre au début des années 1950 concernait d'ailleurs exclusivement des médecins nord-américains.
Les députés ont adopté vendredi 5 décembre au soir, dans le cadre du projet de budget rectificatif 2014, un amendement de deux députés socialistes modifiant le calcul de la fiscalité des produits du tabac qui se traduira par un gel des prix des cigarettes entre 2014 et 2015.
Le 1er décembre, une vingtaine d'amendements destinés à empêcher la hausse des taxes sur les cigarettes, identiques au mot près, avaient été déposés par des députés socialistes (Jean-Louis Dumont, Razzy Hammadi), radicaux (Jérôme Lambert), UDI (Charles de Courson, Maurice Leroy) et UMP (Eric Woerth, Olivier Dassault, Claude Goasguen).
(Source : AFP et JDD)
Tabac et cancer : un lien qui n'est plus à démontrer
Le Pr Gérard Dubois, président de la commission addictions à l'Académie de médecine et président d'honneur de l'Alliance contre le tabac, était l'invité du Magazine de la santé ce mardi 9 décembre 2014, pour réagir aux propos de Marie-Françoise Bechtel, députée MRC de l'Aisne.