Chloroquine : inquiétudes et doutes autour de la vaste étude du Lancet
Plusieurs scientifiques s’interrogent sur la qualité des données de l’étude du Lancet qui a conduit à la suspension des essais sur l’hydroxychloroquine. Ils publient une lettre ouverte et demandent l’accès aux données de l’étude.
L’importante étude du Lancet est-elle suffisamment rigoureuse et fiable ? Parue le 22 mai, cette publication montre que l’hydroxychloroquine est inefficace voire nocive chez les patients Covid. Elle a entraîné la suspension des essais cliniques et l’interdiction d’utiliser ce médicament contre le coronavirus en France. Mais aujourd’hui, l’étude suscite une vague d’interrogations.
D’où viennent les données de l’étude ?
Principale question : l’origine des données. Cette publication repose en effet sur les données de 96.000 patients hospitalisés entre décembre 2019 et avril 2020 dans 671 hôpitaux, et compare l'état de ceux qui avaient reçu le traitement avec ceux qui ne l'avaient pas reçu. Mais d'où vient cette montagne de données ? C'est ce que se demandent de nombreux scientifiques, qui ont donc demandé à avoir accès à toutes les données brutes sur lesquelles les auteurs ont travaillé. Est-ce qu'ils "peuvent donner les noms des hôpitaux canadiens dont ils affirment qu'ils ont contribué aux données, pour qu'elles puissent être vérifiées de façon indépendante ? ", a par exemple demandé mercredi 27 mai sur Twitter Todd Lee, expert en maladies infectieuses à l'Université canadienne McGill.
De même, sur un blog de l'Université américaine de Columbia consacré à la modélisation statistique, le statisticien Andrew Gelman pointe des limites méthodologiques et indique avoir "envoyé un mail pour leur demander les données", sans succès. Des interrogations relayées aussi en France par - outre Didier Raoult - beaucoup de médecins et chercheurs, comme le cardiologue Florian Zores, qui a pointé sur Twitter le "manque" de certaines données. Des chercheurs australiens s'interrogent aussi, d'autant qu'il y a des différences entre les données officielles du pays et celles de l'étude, selon The Guardian.
Des données protégées par des"accords d’utilisation"
Quelle a été la réponse des auteurs ? Les données de l'étude émanent de Surgisphere, qui se présente comme une société d'analyse de données de santé, basée aux États-Unis, et dont le patron est l'un des auteurs de la publication, Sapan Desai, médecin.
Dans un communiqué, Surgisphere a défendu l'intégrité de ses données et affirmé qu'elles viennent d'hôpitaux qui collaborent avec elle. Mais "nos accords d'utilisation des données ne nous permettent pas de les rendre publiques", a ajouté la société, précisant avoir déjà indiqué clairement que l'étude présentait des "limites".
D'après le Guardian, le docteur Sapan Desai a reconnu avoir par erreur classé 73 décès en "Australie" alors qu'ils auraient dû être comptés en "Asie".
"Inquiétudes" des scientifiques
Puis, après cette première vague de questionnements, des dizaines de scientifiques sont passés à l’étape supérieure en publiant une lettre ouverte le 28 mai au soir pour exprimer leurs "inquiétudes" sur les méthodes de cette étude.
Le retentissement de cette étude a "conduit de nombreux chercheurs à travers le monde à examiner minutieusement, en détail, la publication en question", écrivent en effet les auteurs de cette lettre. "Cet examen a soulevé à la fois des inquiétudes liées à la méthodologie et à l'intégrité des données", soulignent-ils avant de faire une longue liste de points problématiques, du refus des auteurs de donner accès aux données à l'absence d'"examen éthique".
L'"intégrité de la recherche" avant l’opinion
Parmi les signataires de cette lettre ouverte se trouvent des cliniciens, des statisticiens et autres chercheurs du monde entier, de Harvard à l'Imperial College de Londres. "J'ai des doutes sérieux sur les bénéfices d'un traitement à la chloroquine / hydroxychloroquine contre le Covid-19 et j'ai hâte que cette histoire se termine, mais je crois que l'intégrité de la recherche ne peut pas être invoquée uniquement quand un article ne va pas dans le sens de nos préconceptions", a commenté sur Twitter le Pr François Balloux, du University College de Londres. Aussi, "c'est avec le cœur lourd que j'ai ajouté mon nom à la lettre ouverte", a-t-il ajouté.
Parmi les signataires se trouve également le Français Philippe Parola, collaborateur du Pr Didier Raoult à Marseille, promoteur français de l'hydroxychloroquine qui a largement contribué à populariser ce traitement.
Un besoin d’analyses indépendantes
Notant que la médiatisation autour de cette étude a provoqué "une inquiétude considérable chez les patients et les participants" aux essais cliniques, les signataires de la lettre ouverte appellent à la mise en place par l'Organisation mondiale de la Santé (OMS) ou une autre institution, "indépendante et respectée", d'un groupe chargé de mener une analyse indépendante des conclusions de l'étude.
Mais à l'image de beaucoup de ses confrères, le Pr Gilbert Deray (Pitié-Salpêtrière) estime néanmoins jeudi 28 mai sur Twitter que "cela ne change rien quant à l'absence de données sérieuses quant à l'efficacité de l'hydroxychloroquine associée ou non à l'azithromycine". Comme d'autres, il appelle donc à la poursuite d'"essais cliniques randomisés" pour en savoir plus.