Coronavirus : la nicotine possède-t-elle un effet protecteur ?
Les fumeurs semblent moins touchés par la maladie que les non-fumeurs et la nicotine pourrait expliquer ce phénomène. Des essais cliniques vont être menés à Paris pour évaluer les effets de cette molécule.
De la nicotine pour lutter contre le coronavirus ? Cette étonnante question anime aujourd’hui les médecins, notamment ceux de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière (AP-HP). Ils s’apprêtent à lancer des essais cliniques pour tester l’hypothèse d’un effet protecteur de la nicotine.
Seulement 5% de fumeurs parmi les malades
A l’origine de cette idée : plusieurs études, qui montrent que dans différents pays, le nombre de fumeurs hospitalisés pour un Covid-19 est plus faible que le nombre de fumeurs présents dans la population générale. Autrement dit, les fumeurs pourraient être moins touchés, ou moins sévèrement touchés par la maladie.
Ainsi, à l’ hôpital de la Pitié-Salpêtrière, sur 350 patients hospitalisés et 130 patients reçus en consultation, tous testés positifs au Covid-19 par test PCR, le taux de fumeurs est de l’ordre de 5%. Pour une population aux caractéristiques similaires (âge, sexe…), ce taux est de l’ordre de 20%. En somme, les médecins ont observé une "protection de l’ordre de 80% chez les fumeurs" note le professeur Zahir Amoura, spécialiste en médecine interne à la Pitié-Salpêtrière, invité du Magazine de la Santé le 22 avril.
La nicotine bloque des récepteurs sur les neurones
Comment expliquer ce constat, a priori contre-intuitif ? Par une possible action protectrice de la nicotine sur les cellules visées par le coronavirus, répondent des chercheurs de l’AP-HP, de l’Institut Pasteur et de l’Académie des Sciences qui publient en ligne le 21 avril un article à paraître dans les Comptes Rendus Biologie de l’Académie des Sciences.
Parmi eux, Jean-Pierre Changeux, neurobiologiste, professeur au Collège de France et membre de l’Académie des Sciences, réputé pour ses travaux sur des molécules appelées récepteurs nicotiniques de l’acétylcholine. Ces récepteurs sont situés sur les neurones, les cellules du système nerveux central (cerveau et moelle épinière). Or il est déjà connu que la nicotine agit sur ces récepteurs en les bloquant.
Une affinité du virus pour le système nerveux
Mais quel est le rapport avec le coronavirus ? Quand Jean-Pierre Changeux a eu connaissance de la faible proportion de fumeurs parmi les patients hospitalisés pour un Covid, plusieurs théories lui sont venues à l’esprit.
Tout d’abord, certains virus, comme ceux de l’herpès ou du Nil occidental, possèdent une affinité pour le système nerveux. C’est aussi le cas du coronavirus, qui "suit la voie olfactive" décrit Jean-Pierre Changeux : "il progresse vers le bulbe olfactif et le dépasse pour se propager dans le tronc cérébral jusqu’à la moelle épinière", provoquant des symptômes neurologiques caractéristiques (perte d’odorat, confusion…).
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Une analogie avec le virus de la rage
Une fois dans le système nerveux, le virus pourrait interagir avec les récepteurs nicotiniques. Une hypothèse probable, si l’on prend l’exemple du virus de la rage, qui "entre dans le système nerveux par les récepteurs nicotiniques au niveau d’un muscle, puis remonte le long du nerf moteur jusqu’à la moelle épinière" détaille Jean-Pierre Changeux. Le virus de la rage utilise les récepteurs nicotiniques comme porte d’entrée, grâce à une séquence de son génome. Et, surprise : le SARS-CoV-2 possède une séquence similaire, "pas parfaitement analogue" mais suffisamment proche pour pouvoir agir de la même façon.
Autre indice d’une implication des récepteurs nicotiniques : les "orages cytokiniques". Ces réponses immunitaires disproportionnées, responsables d’une dégradation rapide de l’état de santé des patients Covid-19, sont en effet régulées par les récepteurs nicotiniques.
Donc, en théorie : si la nicotine bloque ces récepteurs, cela signifierait pas de porte d’entrée pour le virus et pas non plus d’orage cytokinique.
Des patchs de nicotine pour les soignants et pour les patients
Ces idées ne sont pour le moment que des hypothèses. Il faut d’une part vérifier que c’est bien la nicotine qui a cet effet protecteur parmi tous les composants de la fumée de cigarette, et d’autre part s’assurer de l’implication des récepteurs nicotiniques dans l’action du virus.
Pour en savoir plus, les médecins de la Pitié-Salpêtrière s’apprêtent donc à lancer trois essais cliniques. Le premier essai va évaluer un potentiel effet protecteur de la nicotine et sera réalisé sur des soignants, une population très exposée au virus. Deux groupes de soignants qui n’ont pas encore contracté le virus sont recrutés. Le premier groupe recevra des patchs de nicotine et le second groupe - ou groupe contrôle - des patchs placebo.
Les deux autres essais seront menés sur des patients hospitalisés en réanimation et en soins classiques, avec des patchs de nicotine à dose plus forte. L’objectif ici est d’estimer l’effet de cette molécule sur l’évolution de la maladie.
Les premiers résultats seront disponibles six semaines après le début des essais et devraient permettre d’y voir plus clair. Mais même si les essais ne sont pas concluants, la nicotine aura peut-être tout de même un rôle protecteur, prévient d’ores et déjà Jean-Pierre Changeux. "Car le tabagisme est un processus de longue durée et administrer de la nicotine pendant quelques jours ou quelques semaines n’est peut-être pas suffisant."
"Ne reprenez pas la cigarette"
Dans tous les cas : "il ne faut pas que ces résultats entraînent une recrudescence du tabagisme, ce serait une catastrophe !" prévient Jean-Pierre Changeux. "Ne reprenez pas la cigarette, le tabac tue pour le moment plus que le Covid-19" appuie le professeur Amoura.
N’utilisez pas non plus les patchs en automédication, "car la dose efficace ne s’improvise pas" poursuit-il. Pire, des doses élevées de nicotine entraînent "un risque d’effets secondaires" et sont "très inconfortables pour des non-fumeurs", rappelle le professeur Changeux.
Dans ces essais, le traitement fera l’objet d’un contrôle médical strict et à la fin, "les patients pourront être suivis par des tabacologues pour éventuellement se déshabituer de la nicotine si le traitement a créé une dépendance" précise le neurobiologiste.
Mieux, si les essais sont encourageants avec la nicotine, il faudrait réitérer l’expérience avec des agents nicotiniques, qui ont la même action que la nicotine sur les récepteurs mais qui n’entraînent pas de dépendance, envisage déjà le professeur Changeux.