La morphine, l'antidouleur qui peut faire mal
La morphine et ses dérivés sont utilisés pour leurs effets antalgiques. Mais ils peuvent aussi entretenir la douleur. Des chercheurs viennent de comprendre pourquoi.
Ironie du sort : les personnes traitées par de la morphine ou d'autres médicaments opiacés pour soulager leur douleur peuvent devenir plus sensibles à la douleur. Cet effet, connu sous le nom d'hyperalgésie, rend ces médicaments moins efficaces, et peut conduire les patients à prendre des doses plus élevées pour obtenir le même effet. "L'hyperalgésie est bien connue des anesthésistes, qui administrent des morphiniques lors des actes chirurgicaux", explique le Pr Serge Perrot, chef de service du traitement de la douleur de l'hôpital Cochin-Hôtel Dieu. "C'est un phénomène, clairement observé chez certains patients, qui manifestent une hypersensibilité à la douleur en post-opératoire. Comme si la morphine exerçait une sorte de rétrocontrôle sur le système nerveux central, aboutissant à un abaissement du seuil de la douleur."
En cas de prises au long cours, les choses sont plus complexes. "Dans les traitements des douleurs chroniques, l'hyperalgésie induite par les morphiniques existe aussi, mais elle est plus difficile à mettre en évidence. Et comme ce sont des cas où ils sont administrés sous des formes à libération prolongée, et que l’arrêt des traitements est progressif, le phénomène est certainement un peu moins marqué". Jusque-là, les mécanismes biologiques sous-jacents de cet effet paradoxal des opiacés n'étaient pas vraiment connus.
Une étude parue dans la revue PNAS (Proceedings of the National Academy of Science) apporte d’importants éléments de réponse. Si ces médicaments soulagent effectivement en bloquant les récepteurs cérébraux de la douleur, les chercheurs pensent qu'ils pourraient aussi provoquer des réactions inflammatoires en chaîne dans la moelle épinière, ce qui amplifierait la douleur au lieu de la calmer.
La morphine, pro-inflammatoire
Les scientifiques ont utilisé un modèle de rats destiné à reproduire les douleurs neuropathiques chez l'homme. Typiquement le genre de douleur que l’on ressent suite à une blessure nerveuse traumatique, un accident vasculaire cérébral ou encore à cause de lésions nerveuses causées par le diabète. Les chercheurs ont pratiqué une incision dans la cuisse de certains animaux et leur ont attaché un fil très fin autour d'un nerf. Le fil, en se gonflant progressivement, a provoqué une douloureuse compression du nerf. Après environ six semaines, le fil s’est dissous. L'autre groupe de rats n’a pas été blessé et a servi de groupe témoin dans l'expérience.
Dix jours après la blessure, la moitié des rats ont reçu un traitement de cinq jours de morphine. L’autre moitié ne s’est vue administrer aucun médicament. Au cours des trois mois suivants, les chercheurs ont mesuré périodiquement le seuil de la douleur des rongeurs. Celui des rats traités par morphine était nettement abaissé. Et il leur a fallu douze semaines, alors même que la blessure avait guéri, pour retrouver un niveau de sensibilité équivalent à celui des rats témoins (sans blessure).
Blessure et morphiniques, le "double effet" sur les récepteurs à la douleur
Les chercheurs ont aussi administré de la morphine aux rats qui n’avaient pas été blessés. Chez ces animaux aussi, le seuil de tolérance à la douleur a baissé, mais la situation s'est normalisée après environ une semaine. Pourquoi, alors, un effet hyperalgésique aussi marqué chez les animaux blessés ? Les auteurs avancent une explication : les lésions nerveuses, d’une part, et la morphine, d’autre part, infligeraient une sorte de "double coup" à des cellules particulières de la moelle épinière : les cellules microgliales. Ces cellules, constitutives de la microglie, jouent le rôle de sentinelle du système nerveux central. Elles ont pour caractéristique, en cas de lésion, de libérer des molécules inflammatoires dans la moelle épinière, activant ainsi des neurones qui font parvenir au cerveau des messages douloureux. La morphine activerait également cette microglie et sensibiliserait d’autant plus à la douleur.
Des pistes de recherche contre la sensibilisation à la douleur
Les chercheurs explorent déjà des pistes thérapeutiques qui permettraient de résoudre ce problème de "boucle de la douleur" et d’améliorer la performance des opiacés. Plusieurs voies sont explorées. Un essai clinique récemment lancé à l'Université de Yale, en Californie permettra de voir si un antibiotique qui inhibe les cellules gliales contrecarre les effets inflammatoires des opiacés. Une neuroscientifique de Boulder (Colorado, Etats-Unis) travaille quant à elle à un traitement de la douleur chronique qui bloquerait l'une des protéines pro-inflammatoires en cause dans l’abaissement du seuil de la douleur.