Syrie : le calvaire des médecins de la Ghouta
Pris pour cible et à bout de ressources matérielles, humaines et psychologiques, les médecins de la région de la Ghouta paient le prix fort de l’offensive lancée par le régime syrien. En passe de reconquérir entièrement la région, Damas et ses alliés misent sur une stratégie de destruction totale des dernières zones de résistance.
"C’est un cauchemar absolu. Depuis trois jours, nous sommes bombardés en continu." La voix faible et les soupirs du Dr Bachir (son nom a été changé), joint grâce l’application whatsapp, en disent long sur sa lassitude. Derrière la voix de ce médecin urgentiste de Douma, la grande ville des secteurs rebelles dans la Ghouta, le bruit des bombes résonne. "Notre quotidien, ce sont des bras et des jambes arrachés. Des crânes fracassés", explique un autre médecin, le Dr Amani Ballor. Le Dr Bachir ne peut pas cacher sa détresse. "Prendre en charge des traumatismes, c’est mon métier. Mais les blessures de guerre, c’est incomparable. Nous venons d’amputer un enfant de trois de ses membres. Devant ce genre de situation, c’est impossible de retenir ses larmes", souffle-t-il.
Depuis le 18 février dernier, le déluge de missiles et les attaques chimiques qui se sont abattus sur la Ghouta, région assiégée depuis des mois aux portes de Damas, a transformé la vie des habitants et des médecins restés sur place en véritable enfer. Plus de 80% des zones rebelles ont à ce jour été reprises par Damas et les coûts humains sont catastrophiques. Presque 2000 civils ont été tués durant le mois dernier. Les blessés se comptent aussi par milliers.
"Ce qu’il veulent, c’est nous tuer. Juste nous tuer"
Le régime s’acharne sur les hôpitaux, au mépris de tous les traités internationaux. "Si les avions doivent passer 2 ou 3 fois pour tout détruire, ils le font. Sur les 29 structures de santé de la Ghouta, au moins 27 ont été touchées", rapporte le Dr Raphaël Pitti, médecin humanitaire et membre de l’Union des Organisations de Secours et Soins Médicaux (UOSSM), une ONG qui apporte aide et secours médical à la Syrie.
Les médecins sont pris spécifiquement pour cible et risquent quotidiennement leur vie. "Ce qu’il veulent, c’est nous tuer. Juste nous tuer. Tous les jours on a peur de ne plus revoir notre famille", lâche le Dr Mohamed Myr, lui aussi joint par whatsapp dans la région de Douma. Au bout du fil, sa voix blanche est couverte par le bruit des moniteurs médicaux de l’hôpital de fortune où il travaille. Le Dr Pitti, en relation quotidienne avec ses confrères de la Ghouta depuis la France, reçoit de leur part des messages désespérés. "Les bombardements sont tels qu’un de nos médecins nous a envoyé un message qu’il considérait comme le dernier. Il nous implorait de leur venir en aide." En 2017, la revue médicale The Lancet indiquait que 814 soignants avaient déjà été tués dans le conflit syrien.
Bombardement d'un hôpital dans la région de la Ghouta. Février 2018.
Des hôpitaux clandestins dans les sous-sols
Le Dr Ballor, pédiatre de formation, dirigeait un des hôpitaux de la Ghouta. Elle a dû le quitter avec son équipe, il y a quelques jours, quand les Russes et le régime l’ont occupé. Depuis, elle travaille comme ses collègues dans une structure de soins clandestine en sous-sol, mais tout aussi dangereuse. "L’endroit où je me trouve actuellement a été pris pour cible il y a quatre jours et il l’est en ce moment-même", indique la jeune médecin de 30 ans.
Son équipe a été décimée par les frappes ciblées. "J’ai perdu trois infirmières et deux ambulanciers. Plusieurs de mes collègues ont été blessés", indique-t-elle. "Les soignants sont désespérés. L’une d’entre elles m’a récemment dit qu’elle n’attendait plus qu’une chose : mourir", rapporte le Dr Ziad Alissa, médecin franco-syrien, lui aussi membre de l’ UOSSM. Le Dr Bachid puise ses dernières forces auprès des personnes dont il doit prendre soin. "On doit tenir jusqu’au bout. On n’a pas le choix. Comment dire à une femme, un enfant, que je suis fatigué et que je ne peux pas l’aider ?"
Interview du Dr Ziad Alissa réalisée le 20/02/2018 dans le Magazine de la Santé
"Souvent j'ai pensé à abandonner"
Mohamed Syr n’a que 23 ans. Il suivait ses études de médecine depuis trois ans quand la guerre civile a éclaté en Syrie. Il n’a pas pu retourner à l’université depuis et a fait ses armes en prêtant main forte aux médecins dans la Ghouta pour pallier le manque d’effectifs. "Comme d’autres étudiants, j’ai commencé à travailler comme infirmier. Et puis j’ai été formé de manière intensive, sur le tas, aux procédures d’urgence. Jamais je n’aurais pensé que la situation prendrait de telle proportion. Souvent, j’ai pensé abandonner, admet le jeune homme. Mais je suis resté parce que ma place est ici."
Les chirurgiens spécialisés, en particulier les chirurgiens vasculaires, ne sont pas assez nombreux. L’impossibilité d’opérer les veines et les artères a fait exploser le nombre d’amputations. Le manque de spécialistes se fait d’autant plus sentir depuis que la région a été séparée en trois zones distinctes. "Nous ne pouvons plus faire appel à nos collègues des autres zones, explique Mohamed Syr. Nous essayons de les appeler pour qu’ils nous expliquent les procédures, mais ça leur est difficile de nous aider sans voir les patients."
A bout des réserves de médicaments et de matériel médical
Les équipes médicales travaillent dans des conditions matérielles extrêmement difficiles. Plus rien ou presque ne rentre dans la Ghouta, placée en état de siège complet depuis plus de 8 mois. "Nous manquons de tout, en particulier de matériel chirurgical, de médicaments pour les soins intensifs, de produits d’anesthésie…, énumère le Dr Bachir. Nous devons aussi nous occuper de malades chroniques et nous n’avons rien pour les aider. Par exemple, les médicaments comme l’insuline, ou les filtres à dialyse, nous font défaut." De rares médicaments parviennent à la Ghouta par les convois de l’ONU. Mais la plupart des denrées médicales font l’objet de restriction et sont prélevées des camions par le régime.
Pour continuer à soigner, les médecins et les infirmières lavent sans fin le matériel à usage unique pour le réutiliser. Ils tentent aussi les gestes les plus désespérés. "On travaille dans toutes les conditions et toutes les circonstances, quelque fois sans électricité. Et dans ce cas, si on doit ventiler un patient, on le fait manuellement. Et on sait qu’il ne va pas d’en sortir", continue l’urgentiste. Le travail des médecins est aussi fortement entravé par leur impossibilité de se déplacer, alors qu’ils voudraient venir en aide aux civils prisonniers des décombres. "C'est très difficile pour les équipes de s'occuper des gens sous les gravats. Nous ne pouvons pas circuler en ambulance. Et il y a des drones dans le ciel en permanence. Sortir, c’est du suicide", rapporte le Mohamed Syr.
Des patients décèdent en attendant leur évacuation
Le Croissant-Rouge syrien, seule ONG autorisée par le régime à intervenir dans la Ghouta, évacue au compte-gouttes des civils vers Damas pour qu’ils reçoivent des soins. Les médecins tiennent des listes de leurs patients souffrant de maladies chroniques ou de traumatismes dont il faut s’occuper en priorité. Les personnes inscrites ont besoin de traitement pour leur diabète, d’examens d’imagerie, ou encore de prothèses suite à une amputation. Mais les listes d’attente sont trop longues, et les évacuations trop peu nombreuses. Les médecins se trouvent dans la douloureuse obligation de choisir des malades et d’en sacrifier d’autres. Beaucoup de personnes meurent avant que leur tour ne vienne. "Le Croissant-Rouge a organisé l’évacuation de quelques 300 personnes vers Damas. Le mois dernier, nous avions déjà 1036 patients à évacuer d’urgence. Depuis les attaques, ce chiffre a doublé", déplore Mohamed Syr.
ITW du Dr Anas Chaker, porte-parole de l'UOSSM le 05/04/2017 sur l'utilisation d'armes chimiques contre les civils.
Les soignant sont aussi bien conscients que leurs patients, issus des zones aux mains des rebelles, risquent d’être arrêtés ou maltraités dans la capitale. Ce qui leur crée des dilemmes moraux supplémentaires. "Certains ont besoin de soins mais refusent d’aller à Damas, de peur de finir en prison. Je les comprends. Je pense qu’ils ont raison d’avoir peur", lâche le jeune homme.
"J’ai laissé beaucoup de mes rêves dans la Ghouta"
Mohammed Syr a perdu beaucoup de ses illusions dans le conflit. Son avenir est aussi incertain que celui de ses patients. "Avant j’étais optimiste. Devenir médecin, dans mon pays, était mon rêve. La guerre a tout changé. Je ne sais pas si je vais pouvoir rester ici, je ne sais pas ce que je vais devenir. J’ai laissé beaucoup de mes rêves dans la Ghouta."
Pour le régime de Damas, le but semble presque atteint. Un premier convoi de combattants rebelles a évacué la zone, jeudi 22 mars. Une première depuis le déclenchement de son offensive.