Grenelle des violences conjugales : pourquoi faut-il parler de l'alcool ?
Dans une lettre ouverte aux pouvoirs publics, un collectif de professionnels et d’experts dans les addictions appelle à ne pas négliger le rôle de l'alcool dans les violences faites aux femmes et à le prendre en compte dans le plan de prévention.
Le macabre compteur des femmes décédées sous les coups de leurs compagnons ou leurs ex-compagnons ne cesse de tourner. Dans le récit qui est fait de ces assassinats, entre le portrait de l’agresseur et celui de la victime, manque souvent celui d’un troisième protagoniste, presque toujours présent : l’alcool. L’analyse des morts violentes au sein du couple survenues en 2018 et plus particulièrement des féminicides montre que dans 81 % des cas, au moins l’un des deux, auteur ou victime, est sous l’emprise d’une substance (alcool, stupéfiants, etc.). Cette situation est très largement connue des personnels de police et de justice, comme des associations de protection des victimes. Dans une lettre ouverte à Agnès Buzyn, Ministre des Solidarités et de la Santé et Marlène Schiappa, Secrétaire d'État chargée de l'Égalité entre les femmes et les hommes, un collectif de professionnels et d’experts dans les addictions, dont le Pr Amine Benyamina interviewé ce 21 octobre sur le plateau du Magazine de la santé, les exhorte à intégrer ces données dans le plan de prévention des violences conjugales.
L’alcool, cause majeure des violences contre les femmes
La question des relations entre consommation d’alcool et comportements d’agression a fait l’objet de nombreuses enquêtes épidémiologiques et recherches expérimentales. "Nous avons désormais suffisamment de recul pour établir la convergence des résultats à travers le monde, affirme Laurent Bègue, addictologue, professeur de psychologie sociale à l’Université Grenoble-Alpes et co-signataire du manifeste. "On peut toujours incriminer des éléments de contexte. Mais on peut aujourd’hui affirmer avec certitude que l’alcool est un facteur causal, et non de contexte."
Le lien est avéré en cas d’intoxication alcoolique aigue, mais il est encore plus fréquent en cas d’intoxication chronique, où l’exposition aux risques est répétée. "Une synthèse quantitative de 96 études indépendantes et comprenant près de 80 000 participants a démontré que le risque d’agression envers un partenaire intime était multiplié par 3 en cas d’abus ou de dépendance à l’alcool ou à une autre drogue", rappellent les auteurs dans leur lettre.
Les mécanismes neurobiologiques et psychologiques impliqués dans le lien alcool-violences sont aussi désormais mieux cernés. L’alcool altère les capacités d’autocontrôle, il accroit la négativité, l’impulsivité, l’agressivité. "Boire rigidifie la pensée et les modes d’interactions. Les stratégies d’apaisement sont affectées", explique Laurent Bègue. Et l’alcoolisation éventuelle des victimes n’arrange rien. "Il est certain que si la conversation se fait avec quelqu’un qui est aussi alcoolisé, cela aggrave la situation. Et l’alcool diminue également les capacités de défense chez les victimes."
Le temps de l’action
Alors que le gouvernement s’est engagé à prendre à bras-le-corps le fléau des violences envers les femmes et des féminicides, les auteurs l’appellent à ne pas limiter le débat à sa seule dimension pénale mais à proposer une prise en compte plus globale de cette situation aussi bien au niveau sociétal qu’individuel. Car le temps n’est plus, selon eux, au déni mais à l’action. Ils réclament notamment des mesures pour connaître l’ampleur du phénomène, des mesures visant à diminuer la consommation globale, ou à réduire les risques dans les zones et lieux où la consommation est massive.
"Les pouvoirs publics sont maintenant informés par des données claires, solides, convergentes. Ils peuvent prendre des décisions informées et éclairées, constate Laurent Bègue. Il serait incohérent de ne pas intervenir sur la responsabilité de l’alcool dans un plan de prévention des violences entre partenaires intimes, alors que l’on peut intervenir. Si le gouvernement aujourd’hui fait montre d’une forme de volontarisme pragmatique, nous l’invitons à l’être jusqu’au bout et à considérer les bénéfices qui résulteraient d’une véritable prévention."
Obligation de soins pour les personnes violentes
Les auteurs rappellent aussi l’importance de proposer aux consommateurs violents une évaluation globale, addictologique psychologique et sociale, de manière systématique avec une mise en place d’un suivi renforcé et, si nécessaire, d’une obligation de soins. Des mesures qui sont encore sporadiques. En août dernier, une décision du tribunal de Meaux a cependant fait date. "Le parquet a demandé une obligation de soin pour le mari violent. Il lui a été demandé de suivre un traitement pour son problème d’alcool, en attendant le procès. Ce traitement devra être justifié le jour de l’audience, rapporte Me Janine Bonaggiunta, avocate spécialisée. C’est la première fois que je vois cela en amont de la condamnation. Cette décion a soulagé les deux parties et donne une chance à tout le monde."
Le Grenelle contre les violences conjugales se terminera le 25 novembre 2019, Journée internationale contre la violence à l’égard des femmes.